Il y a de ça bien longtemps, un humble cordonnier et sa
famille vivaient dans le village de Visdalyk, en Hongrie.
Il avait cinq filles et quatre garçons, et bien que sa femme fut fort habile et économe,
le peu d'argent qu'il gagnait ne suffisait point aux besoins du ménage. Plus Noël
approchait, et plus la perspective de n'avoir rien à offrir à sa femme et ses enfants,
ne serait-ce qu'un bon repas, le désespérait... Sa misère devint telle qu'il en arriva
à
souhaiter sa propre mort.

Un soir qu'il cousait une chaussure à la chandelle, un homme tout de noir vêtu, aux yeux
jaunes perçants et aux dents pointues lui apparut.
C'était le Malin. En cette veillée
de Noël, il lui offrait de conclure un pacte. Le cordonnier devait lui promettre son
âme, celle de sa femme et de ses enfants, et en échange, chaque jour lui apporterait
plus d'écus d'or que sa main droite ne pourrait en tenir. Le brave cordonnier y
réfléchit un moment mais la pensée de ses enfants maigres et d'un Noël triste
l'emporta sur toute autre considération. Ils conclurent donc un marché pour les dix
prochaines années. Le diable disparut aussitôt.
Ce fut un Noël aussi imprévu que
mémorable: un arbre fièrement décoré, des cadeaux pour toute la famille, une table
bien garnie et plus important encore, neuf beaux sourires d'enfants. Peu de temps après,
Saint-Pierre fit un voyage en Hongrie. Il allait ça et là pour vérifier comment les
hommes vivaient. Il arriva ainsi jusqu'à Visdalyk, où habitait le cordonnier et frappa
à sa porte.

«Brave homme, peux-tu m'héberger
pour la nuit?», demanda Saint-Pierre. Le cordonnier et sa femme, qui étaient des âmes
généreuses, le firent entrer et lui servirent un bon repas. L'aisance était revenue en
la demeure et rien ne manquait sur leur table. Après avoir soupé, Saint-Pierre alla se
coucher dans la pièce située au-dessus du large poêle, bien au chaud. Le reste de la
famille dormirait dans la chambre nouvellement construite. Au petit matin, après un
solide petit déjeuner, Saint-Pierre voulut récompenser l'hospitalité du brave
cordonnier et de sa femme :
- Que puis-je t'offrir,
coeur vaillant, je t'accorderai avec plaisir tout ce que tu demanderas!
- Puisqu'il en est ainsi, dit le cordonnier,
accordez-moi trois voeux. Premièrement, que celui qui s'assiéra sur cette chaise où je
suis ne puisse s'en lever sans mon consentement. Deuxièmement, que celui qui regarde par
cette fenêtre dans la maison ne puisse bouger que si je le veux. Troisièmement, que
celui qui touche au pommier dans mon jardin ne puisse s'en détacher sans mon aide.
- Il en sera fait ainsi, dit Saint-Pierre
et il repartit.

Au bout de dix ans, le diable se pointa pour réclamer son dû. Le cordonnier demanda au
Malin la permission de finir son repas. «Prends un bon morceau de tarte aux pommes et
assieds-toi sur cette chaise en attendant», suggéra le cordonnier. Quand le repas fut
fini, toute la famille se leva et le diable voulut en faire autant. Mal lui en prit: il ne
put décoller son postérieur de la chaise. Il hurla, cracha des flammes, se tortilla,
rien n'y fit. Au bout d'une heure, il n'eut d'autre choix que de supplier le cordonnier de
le libérer en échange d'un sursis de cinq ans. Aussitôt dit, aussitôt fait
et le diable disparut.
Cinq ans plus tard, le diable revint.
Se souvenant de sa dernière mésaventure, il n'entra point dans la maison et regarda
plutôt par la fenêtre de la maison en s'écriant:
«Allez cordonnier, c'est l'heure!».
Le cordonnier et sa famille sortirent
de la maison, et lorsque le Malin voulut les suivre,
il lui fut impossible de bouger ses
pieds. Il eut beau hurler, taper des poings sur les murs, c'était peine perdue. Il n'eut
d'autre alternative au bout d'une heure que de supplier le cordonnier de lui redonner sa
liberté en échange d'un autre sursis de cinq ans. «Cette fois-ci, j'accepte mais si je
t'y reprends une troisième fois, le pacte sera rompu», dit le cordonnier. «Qu'à cela
ne tienne, je reviendrai», répliqua le diable.

Comme prévu, cinq années plus tard,
le diable revint et ne s'approcha même pas
de la maison. Il resta dans le jardin d'où il
hurla «Cordonnier, l'heure a sonné!»
«Nous te suivons mais pendant que nous nous préparons, pourquoi ne cueillerais-tu pas
quelques pommes pour la route? Elles sont belles et juteuses!» dit le cordonnier. Le
diable avait sûrement faim, car il saisit le pommier et le secoua pour le vider. Quand il
essaya de lâcher prise, ses mains restèrent collées. Il sauta, cracha, jura, rien n'y
fit. Pris pour la troisième fois, le pacte était rompu.
Le cordonnier enleva sa grosse
ceinture de cuir et se mit à frapper le diable à toute volée. À la fin, il le libéra,
non sans lui asséner au passage un retentissant coup de
pied au derrière.

De mémoire d'homme, le diable
ne revint jamais tourmenter qui que ce soit à
Visdalyk, la veille de Noël!
  
Adapté par Rémy Caset, des
Parfaits Salaud
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