Je venais à peine d'avoir 18 ans,
et c'était mon cinquième hiver dans les camps de bûcherons de la Gatineau. Nous étions
à la veille de Noël. Dehors, la neige recouvrait les cabanes à la mi-hauteur, un froid
sibérien faisait craquer les arbres et de temps en temps, la complainte des loups
résonnait du fond de la forêt.

Certes, il était difficile de ne pas penser à la famille, aux enfants, aux femmes et à
la musique, mais ce soir-là, un petit baril de rhum, cadeau du «foreman», Jack
Jones, avait réchauffé nos coeurs.
Me voilà étendu sur mon lit, tout
habillé, rond comme un oeuf. J'ouvre un oeil et j'aperçois Jack Jones qui se penche
au-dessus de moi. «Aimerais-tu retrouver ta Suzanne ce soir?» me demande-t-il.
Suzanne habitait à Montréal, à
plus de 100 lieues d'ici. Je m'en ennuyais à mourir et j'aurais vendu mon âme pour être
avec elle. «Avec la dernière bordée de neige, ça me prendrait un mois à pied
ou à cheval, Jack!», m'écriai-je. «Nous ferons le voyage en canot dans les airs
et dans moins de deux heures, tu seras à Montréal. Nous irons à la fête après la
messe de minuit et à 6 heures demain matin, nous serons revenus au chantier», dit
Jack.
Des frissons me traversèrent le
corps. Depuis le temps que j'entendais parler de la chasse-galerie! «Le principal,
c'est qu'il fasse beau. Pour faire la chasse-galerie, il faut un nombre pair - deux,
quatre, six ou huit. Nous sommes sept, tu es le huitième - Fais ça vite, y a pas une
minute à perdre», me dit-il.
On embarqua: Jack Jones, deux autres
gars et moi, dans un grand canot près d'une cordée de bois. Quatre hommes du camp voisin
nous attendaient. «François, tu connais ça la chasse-galerie: à la barre!»,
commanda Jack Jones.
François s'installa à l'arrière du
canot. Tout en nous toisant, il nous lança d'une voix forte: «On va tous prêter
serment au diable, mais si vous faites ce que je vous dis, on s'en tirera facilement. Pas
de sacres, ni de boisson, ensuite ne jamais prononcer le nom de Dieu, ni toucher à une
croix de clocher, ni même en frôler une avec le canot ou avec vos avirons. Maintenant
répétez avec moi: Satan, roi des enfers, nous te promettons de te livrer nos âmes si
d'ici 6 heures nous prononçons le nom de ton maître et le nôtre, le bon Dieu, et si
nous touchons une croix pendant le voyage. À cette condition, tu nous transporteras dans
les airs au lieu où nous voulons aller et tu nous ramèneras de même au chantier.
Mustaphis, Mustaphas, Mustapha. Fais-nous voyager par-dessus les toits».
À peine avions-nous répété ces
paroles que le canot s'éleva au-dessus des camps, des arbres et des montagnes. La
blancheur de la neige contrastait avec le noir de la forêt. Le ciel était parsemé
d'étoiles et la lune était au rendez-vous, tout comme la rivière Gatineau. François
était bon navigateur et bientôt nous aperçûmes des milliers de petites lumières:
Montréal. «Attention vous autres, nous allons atterrir dans le champ de mon oncle
Richard, de là nous trouverons bien quelque fête dans le voisinage.
Mustaphis, Mustaphas, Mustapha», cria François.
Tout de suite après ces mots
magiques, le canot atterrit dans un banc de neige, dans la cour du parrain à François.
Le hasard faisant bien les choses, la maison de ma bien-aimée n'était pas très loin de
là. Je frappai à la porte et la mère de Suzanne me répondit. Elle me dit que les vieux
étaient chez l'oncle Richard. Les jeunes eux, fêtaient chez Aurélia Côté, de l'autre
bord
du fleuve, à Contrecoeur.
«Tout le monde chez Aurélia!»
Et nous voilà repartis. À peine le temps de monter dans le canot que nous sommes rendus
à Contrecoeur, au-dessus de la maison d'Aurélia Côté. Nous cachâmes le canot près de
la maison. «Surtout, pas de bière ni de fort, et surveillez vos paroles. À 6 heures,
nous devrons être de retour au chantier, sinon gare à nous!», nous rappela François.
Le père d'Aurélia nous ouvrit, et
nous entrâmes vers la chaleur, la danse, les rires, les femmes et la bouffe. Tout le
monde était surpris de nous voir et nous posa une foule de questions. François fut le
premier à plonger dans l'alcool fort. Jack et les autres suivirent peu après. Moi,
j'étais trop occupé à courtiser ma Suzanne au son du violon et des chansons à
répondre. On dansa pendant trois bonnes heures, une danse suivant l'autre. On était
infatigables. J'avais retrouvé la femme de ma vie, au risque d'y perdre mon âme. À un
moment donné, Jack Jones vint m'avertir : «Il faut partir tout de suite, sinon gare
à nous». Je ne voulais plus partir, mais je n'avais pas le choix. Pour ne pas
éveiller l'attention, nous nous esquivâmes les uns après les autres. J'eus à peine le
temps de faire mes adieux à Suzanne.
«Mustaphis, Mustaphas, Mustapha,
fais-nous voyager et ramène-nous là-bas». Notre canot s'éleva dans les airs et nous refîmes le même chemin pour revenir au
chantier de la Gatineau. François était franchement saoul, et en arrivant il fit une
fausse manoeuvre. Le canot plongea et s'accrocha à la cime d'un gros sapin. Tout le monde
se ramassa tête première dans les bancs de neige. Jack sacrait comme un démon, moi je
remerciais intérieurement le ciel d'être
encore en vie.
Le lendemain, quand je rappelai notre
aventure à mes compagnons, personne ne s'en souvint: ils avaient tous trop
bu!
Curieusement, Jack avait disparu...
Adapté par ©Rémy Caset,
des Parfaits Salauds
Copyright et tous droits réservés.
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