Du Jell-O rouge à l'aube
Quand mon jeune fils
Andrew avait onze ans, il a demandé si nous pouvions organiser une «
cérémonie » au lac pour commémorer le deuxième anniversaire de la mort
de son père. Je ne savais pas quoi penser. Non seulement voulait-il
regarder en silence le lever du soleil sur la rive du lac Michigan,
mais il insistait pour que nous mangions tous du Jell-O rouge aux
cerises avec des bananes, assis sur le sable.
« Du Jell-O? À 6 h du
matin? » lui ai-je dit, incrédule.
« M'man, le Jell-O
rouge aux cerises avec des bananes, c'était le goûter favori de papa.
Nous le préparions toujours ensemble quand j'allais chez lui la fin de
semaine. »
Je ne m'étais pas
encore remise du fait que Harold avait demandé le divorce deux mois
après que nous ayons convenu de nous séparer pendant un an, sans avoir
fait d'efforts pour consulter un conseiller matrimonial. Et j'avais
été particulièrement blessée qu'il se soit remarié le jour même où
notre divorce a été prononcé. Quand il est mort deux ans plus tard,
j'ai aidé Andrew à vivre son deuil pendant que j'essayais d'oublier
mes propres sentiments. Fallait-il qu'il ramène encore tout cela sur
le tapis?
« Andrew, on prévoit
une température très froide demain. Ne pourrais-tu pas simplement
penser à ton père à la maison? »
« M'man, s'il te
plaît, il n'y aura pas de problème. Je veux simplement que l'on
s'assoie tous là sur le sable, que nous mangions du Jell-O et que nous
pensions à papa. On peut s'habiller chaudement et on apportera une
couverture. »
Je pensais que j'avais
réussi à aider Andrew à s'ajuster à la mort de son père au cours des
deux dernières années, en essayant d'être le meilleur parent « unique
» qu'un enfant puisse avoir. Mais je n'étais pas certaine que cette
cérémonie sur la plage tôt le matin était une bonne idée. En attendant
ma réponse, son regard suppliant m'a fait comprendre combien c'était
important pour lui.
« D'accord, Andrew,
ai-je dit à contrecoeur. Nous devrons nous lever à 5 h 15 si nous
voulons arriver avant l'aube. »
« Pas de problème,
m'man ! Je vais régler mon réveille-matin. Crois-tu que Wayne pourrait
nous accompagner si je lui demandais? »
Je me demandais ce que
Wayne, l'homme que je fréquentais depuis quelques mois, penserait de
l'idée d'Andrew. Sa femme était morte tout juste deux mois après
Harold, et je savais que Wayne n'avait pas encore surmonté sa propre
douleur. Je ne savais pas si c'était juste de l'entraîner sur la
plage, à cette étrange cérémonie imaginée par Andrew.
Ce même après-midi,
Wayne s'arrêta à la maison pendant que je préparais le Jell-O rouge.
Andrew lui a parlé de son projet.
« Alors, Wayne,
veux-tu venir? Le lever du soleil sera merveilleux ! »
« Bien sûr, Andrew, je
suis content que tu me l'aies demandé. »
J'ai regardé Wayne
l'air de dire : « Es-tu certain? » Puis, j'ai demandé : « Es-tu
conscient qu'il fera très froid demain matin? Avec le vent près du
lac, la température sera sûrement encore plus froide! »
Wayne a souri en
disant : « Ce sera une belle aventure. »
Le lendemain matin, la
voiture de Wayne s'est arrêtée devant la maison et Andrew et moi
l'avons accueilli avec nos vêtements d'hiver. Nous portions tous les
deux des vêtements de jogging sous nos chauds manteaux d'hiver, nos
chapeaux et nos mitaines. J'avais des cache-oreilles sous mon chapeau.
J'ai mis un vieux
couvre-lit vert dans la camionnette de Wayne et j'ai récupéré le
Jell-O du réfrigérateur.
Quelques minutes plus
tard, dans la nuit noire, nous sommes arrivés à la plage Grant Park au
sud de Milwaukee. Il n'y avait aucun autre être humain en vue.
Naturellement, ai-je pensé, une personne le moindrement saine d'esprit
ne serait pas ici par ce froid!
Wayne et Andrew ont
étendu le couvre-lit sur le sable, à environ 10 mètres de l'eau noire
comme de l'encre. Nous nous sommes assis sur le bord du couvre-lit et
avons tiré l'arrière sur nous comme un coupe-vent.¸
Pendant quelques
minutes, la règle du « silence » d'Andrew m'a rendue inconfortable.
Mais quand j'ai regardé Wayne et Andrew, j'ai constaté qu'ils étaient
tous deux dans leurs souvenirs et que la personne qu'ils avaient
tellement aimée leur manquait.
Je savais que Wayne
pensait à la merveilleuse relation qu'il avait eue avec sa bien-aimée
Janet, sa femme de 31 ans. Sans aucun doute, Andrew pensait à Harold,
aux promenades qu'ils faisaient le long du lac, aux pièces de théâtre
et aux concerts où son père l'avait emmené, à leur voyage en Floride à
peine deux mois avant sa mort.
Je les ai regardés
pendant qu'ils se concentraient sur ces souvenirs chaleureux et
merveilleux. Soudain, mon coeur a fondu. Se pourrait-il qu'Andrew ait
une idée derrière la tête avec cette cérémonie? Je me suis posé la
question.
J'ai ramené davantage
le couvre-lit vert mon cou et me suis souvenue d'un verset de l'Épître
aux Philippiens, 4,8, qui disait : « Enfin, frères, tout ce qu'il y a
de vrai, de juste, de pur, d'aimable, d'honorable, tout ce qu'il peut
y avoir de bon dans la vertu et la louange humaines, voilà ce qui doit
vous préoccuper. »
Je me suis souvenue
des jours heureux du début de mon mariage avec Harold. Les promenades
à bicyclette, apprendre à Harold à patiner sur la glace, les deux
merveilleux voyages en Arizona pour visiter sa soeur, son frère et
leurs familles.
Je me suis souvenue de
la naissance d'Andrew, alors qu'Harold avait 51 ans, et de sa grande
fierté d'avoir ce fils. Il a même offert des cigares le jour où il a
su que j'étais enceinte!
Je me suis souvenue de
ma crainte quand Harold a dû se faire opérer de toute urgence pour la
vésicule biliaire seulement quelques années après notre mariage. Je me
suis rappelée combien j'avais ri quand il s'était habillé avec un
manteau sport à prédominance rouge criard et des pantalons orange trop
courts, pour la « journée des nuls » à l'école secondaire où il était
le directeur.
Tout à coup, les jours
malheureux de notre mariage se sont estompés et pendant que
j'observais une ligne de nuages roses et bleu acier pointer à
l'horizon, j'ai eu l'impression qu'une digue venait de se briser. Tous
les bons souvenirs que j'avais enfouis le jour où Harold avait quitté
notre maison ont refait surface.
J'ai serré encore le
couvre-lit autour de mon cou et je me suis blottie contre Andrew, qui
avait la tête sur ma poitrine, essayant de se préserver du froid. Plus
je pensais à Harold, plus je me rendais compte qu'il me manquait.
Même s'il restait
environ 20 minutes avant le lever total du soleil, l'intensité de la
lumière sous l'horizon donnait l'impression surnaturelle qu'il faisait
« presque » jour. J'étais moi-même remplie d'une impression
surnaturelle, d'une « presque » paix.
Andrew a rappelé qu'il
était temps de manger le Jell-O. J'ai ouvert le contenant. Quand j'ai
placé une cuillère dans la main de Wayne, j'ai serré ses doigts à
travers ses gants épais. Il a souri et je savais qu'il comprenait ce
qui se passait dans ma tête et dans celle d'Andrew.
Nous avons donc mangé
du Jell-O rouge à l'aube, sur la plage du lac Michigan, par une
température que le vent froid rendait encore plus glaciale. Mais
pourtant, je ne grelottais pas. Et le Jell-O avait bon goût.
Au moment où le soleil
s'est levé à l'horizon dans un magnifique éventail de couleurs, Wayne
et Andrew se sont levés.
« Maintenant, nous
pouvons parler », a dit Andrew.
Wayne a enlacé Andrew
de ses gros bras et l'a tenu près de lui. « Je sais ce que tu vis,
fils. J'aimais beaucoup ma femme, tout comme tu aimais ton père. C'est
merveilleux de prendre le temps de chérir ces souvenirs. »
Je me suis levée au
moment où toute la boule orange du soleil, belle à couper le souffle,
était précairement installée à l'horizon. « Andrew, allons marcher
quelques minutes le long de la plage. »
« C'est une bonne idée
», a dit Wayne en souriant. « Je vais aller réchauffer la camionnette.
»
Tout en marchant main
dans la main au bord de l'eau, Andrew et moi avons parlé de son père.
Andrew a pris des cailloux et les a lancés aussi loin qu'il le
pouvait.
Il a crié dans le vent
: « Je t'aime, papa! »
Il était temps de
partir. Quand nous sommes revenus à la maison, Andrew a annoncé qu'il
allait préparer sa spécialité, « du pain doré pour tous ! »
Plus tard, en
entrechoquant nos verres de jus d'orange pour porter un toast à Harold
Lorenz, je savais qu'à cause de cet enfant sensible de onze ans, je
n'avais pas seulement été entraînée dans un monde étrange de cérémonie
et de silence, on m'avait donné la chance de vivre mon deuil
ouvertement pour la première fois et de « penser aux bonnes et belles
choses chez les autres ». Après ce jour-là, il m'a semblé plus facile
de louer Dieu pour tout ce qui m'arrive de « vrai, bon et juste », y
compris un jeune fils très spécial nommé Andrew.
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