Vétérinaire frais émoulu de l'école,
dans la mi-vingtaine, je savais tout. Je voyais le monde en noir et
blanc: il y avait peu de zones grises. Je croyais que la médecine
vétérinaire était précise, structurée, et qu'elle était régie par les
lois de la science. Quelques années plus tard, j'ai vécu une
expérience qui a affaibli ce mur d'inflexibilité.
Deux des clients les plus agréables
de ma petite pratique dans une ville des montagnes étaient un couple
âgé de retraités. On ne pouvait être plus doux et plus gentils qu'eux.
Leur dévouement l'un pour l'autre et pour leurs bêtes était sans
bornes. Où qu'ils aillent dans notre petite ville, leurs chiens les
accompagnaient toujours. On croyait que ces deux adorables et loyaux
chiens remplaçaient les enfants qu'ils n'avaient jamais eus. De plus,
aux yeux de tous, la conviction religieuse de ce couple ne faisait
aucun doute.
Par un froid matin d'hiver, ils sont
arrivés à notre clinique avec le plus vieux de leurs chiens, Fritz.
Leur gros et vieil ami ne pouvait mettre aucune pression sur ses
pattes arrière sans souffrir terriblement. Le bon vieux chien évitait
de bouger dans la mesure du possible. Lorsqu'il devait le faire, il se
tirait avec les pattes avant un peu comme un phoque, en traînant ses
pattes arrière atrophiées, tendues derrière lui. Peu importe les
encouragements ou l'aide qu'on lui prodiguait, Fritz ne pouvait se
lever ou se porter sur ses pattes de derrière. Animés des meilleures
intentions, ses propriétaires lui avaient prodigué à la maison une
série de traitements pendant l'hiver, mais sa condition s'était tout
de même détériorée. Dans les yeux doux et intelligents du chien, on
pouvait y lire aussi une grande douleur.
Mon associé et moi avons hospitalisé
l'adorable vieux chien pendant quelques heures pour lui faire subir
une batterie complète d'examens, faire des radiographies et autres
tests. Tristement, nous en sommes venus à la conclusion qu'une
dysplasie de la hanche, aussi vieille que lui, avait terriblement usé
Fritz. Son grand âge, ses muscles atrophiés et douloureux, ses
articulations déformées ne laissaient aucun espoir d'améliorer sa
qualité de vie et de diminuer ses souffrances par la chirurgie. Nous
nous sommes rendus à l'évidence que la seule manière de le soulager de
ses douleurs serait une euthanasie sans souffrance.
Plus tard dans la journée, alors que
la noirceur hivernale tombait sur notre petite ville dans les
montagnes, le vieux couple est revenu à la clinique pour entendre
notre verdict au sujet de leur bête adorée. Debout devant eux dans la
salle d'examen, j'ai eu un frisson comme si j'avais été dehors par
cette froide soirée d'hiver. De toute évidence, ils connaissaient déjà
ma réponse car ils pleuraient avant même que je ne prenne la parole.
En hésitant, j'ai expliqué la situation de leur vieil ami Fritz.
Enfin, j'ai eu de la difficulté à leur dire que la meilleure chose à
faire était de « l'endormir » pour mettre fin à ses souffrances.
Tout en continuant de pleurer, ils
ont acquiescé d'un signe de tête. Puis, le mari a demandé : «
Pouvons-nous attendre au matin avant de décider de l'endormir? » J'ai
accepté. Il a ajouté : « Nous voulons retourner à la maison et prier
ce soir. Le Seigneur nous aidera à décider. » Ils ont dit bonsoir à
leur vieil ami et l'ont laissé se reposer à la clinique. Au moment où
ils partaient, j'éprouvait beaucoup de sympathie à leur égard mais je
me suis dit qu'aucune prière ne pourrait aider leur vieux chien.
Le lendemain matin, je suis entré
tôt à la clinique pour traiter nos patients hospitalisés. Le chien
handicapé du vieux couple était comme je l'avais laissé la veille. La
douleur se lisait sur son visage, il était incapable de se lever, mais
il avait toujours son air bon et intelligent. Une heure plus tard, le
vieux couple est arrivé à la clinique. « Nous avons prié toute la
nuit. Pouvons-nous voir Fritz? En le voyant, nous saurons ce que le
Seigneur veut que nous fassions. »
Je les ai précédés vers la salle où
se trouvait Fritz. En ouvrant la porte, j'ai jeté un coup d'oeil dans
la salle et j'ai été surpris de voir Fritz debout dans sa cage. Sa
queue frétillait et il avait l'air sincèrement heureux d'entendre la
voix de ses maîtres. On ne voyait plus de trace de douleur ou de
dysfonction.
Une tempête de cris de joie, canins
et humains, d'embrassades et de larmes, a marqué les retrouvailles de
Fritz et du vieux couple. Fritz a bondi vers l'automobile, dans une
exubérance juvénile, pendant que le couple se réjouissait.
Derrière eux, ils ont laissé un
jeune vétérinaire qui venait d'apprendre que la vie n'était pas faite
que de noir et de blanc. Il y avait beaucoup de place pour les zones
grises. Ce jour-là, j'ai compris que les miracles existaient.